Parole biblique et pensée existentielle N° 17
Bethsabé
B. Fundoianu , traduit du roumain par Hélène LenzJe voudrais raconter l’histoire de Bethsabé, non celle du Second Livre de Samuel, mais celle du poème d’André Gide. Il ne s’agit pas de l’interprétation d’un sujet biblique, comme la littérature européenne nous y a trop accoutumés. Si tel avait été le cas, cet article se serait rangé dans la catégorie : influence de la Bible sur la littérature française contemporaine. Et il aurait envisagé la pièce d’André Gide Saül , en plus du poème sur Bethsabé. En effet, la source des deux textes provient du Saint Livre. Mais une telle intention critique me répugne.
Ainsi, je veux conter l’histoire de Bethsabé. Simple histoire. Mais elle est de Gide. Il l’a construite à partir de toutes les données, de tous les mots de la Bible. Il y a tant d’inspiration biblique dans ce poème, tant d’orientation spirituelle y est anticipée que le souffle du Dieu d’en - Haut s’y manifeste clairement. Toutes les ressources de tous les livres des Prophètes (y compris l’Evangile) se rencontrent dans ce petit poème au style surprenant de simplicité, de clarté, d’une spontanéité non accordée à ce seul motif. Dans Bethsabé, on retrouve toute la Bible.
Le drame se déroule dans le palais du roi David. Les héros sont : David, le capitaine Urie le Hétien, son épouse Bethsabé, Nathan le prophète. Dans un rôle secondaire : Joab.
David s’entretient avec le général Joab. Ce militaire humilie Urie le Hétien en son absence. Mais le roi David a bonne mémoire :
« Serais-tu jaloux de lui, Joab ? Urie le Hétien est le plus vaillant de mes hommes ! J’ai feint de l’ignorer ; c’était pour t’écouter mentir. Vais-je oublier qui triompha des Philistins à Gath ? Qui défendit contre eux les champs de Pas-Dammim ? Dis : qui frappa les quatre géants, les fils de Rapha ? C’était lui. Maisla mémoire hospitalière des rois vise à s’attirer la reconnaissance.[1] Qui est passé par l’armée des Philistins pour apporter à son roi une coupe de la source amère de Bethléem ? Qui a risqué sa vie ? Urie le Hétien. »[2]
Le roi David se souvient : « Et c’est en vain, Joab, que tu feins d’oublier ces choses ; jusqu’au bord du tombeau, je les rappellerais encore. Je ne veux pas que quelqu’un puisse dire qu’on oblige le roi sans profit. »
Mais le soldat Urie ne veut pas entrer dans le palais tant que la cité Rabba est assiégée. Le roi lui fait l’honneur de s’asseoir à sa table, dans son jardin, au flanc du palais. Cet Urie qui est un soldat, dit (dans le livre de Samuel) à David : « L’arche, Israël, Judas, habitent sous des tentes, mon seigneur Joab avec le serviteur de mon seigneur campent dans les champs, et moi j’entrerais dans ma maison pour manger et boire, et coucher avec ma femme ? »
La femme d’Urie est Bethsabé[3]. Elle sert seule dans sa maison le festin auquel prend part le roi. Urie est un simple soldat. Il déclare au roi : « Roi David, tu peux voir à présent tout mon bonheur : il est simple. Il se résume à un petit jardin poussé dans un trou des murs de ton palais. Moi, l’un des moindres de tes hommes, grand roi David, que suis-je devant toi ? »
Telle n’est pas l’impression du roi David. Des murs de palais, de l’huile de myrrhe changent les hommes en rois. Ils ne les rendent pas heureux. David a des palais, il a des armées, il a des femmes. Il a tant de choses pour être heureux. Urie n’a rien. Il a un petit jardin où pousse une vigne rouge ; il a une seule femme : Bethsabé. David aimerait disposer de ce petit jardin et il voudrait aussi posséder Bethsabé. David aimerait connaître le bonheur d’Urie le Hétien. David voudrait le bonheur.
David
« Il possède un petit jardin. La moindre de mes terrasses est plus grande ! Moi, j’ai la main déjà pleine de biens et de bonheur à ne pouvoir en tenir plus une graine. Mais ce petit bonheur que voilà - je laisserais tomber pour lui tous les autres… Il est fait de si peu , ce bonheur ! J’ai soif du bonheur d’Urie le Hétien dans sa simplicité ! »[4]
David s’empare de Bethsabé. David, qui peut se rappeler jusqu’à la tombe les vaillants exploits d’Urie le Hétien, intime à Joab l’ordre de le tuer. Mais voilà que dans la nuit, le roi David promène son insomnie. Il fait le tour de ses sentiments, de même qu’il énumérerait devant le Trésor public bagues ou pendants d’oreille. Le roi David a convoité le bonheur d’Urie. David lui a pris son jardin et il lui a pris Bethsabé. Pourtant, il n’en est pas devenu plus heureux. Le bonheur s’est écoulé entre ses doigts, de même qu’en été filent les lézards verts. Bethsabé n’était pas le bonheur. Le jardin n’était pas le bonheur. C’est en Urie qu’était le bonheur, dans l’âme d’Urie.
A présent, David torture avec remords son insomnie. Bethsabé lui répugne ! Ce n’est pas elle que David a désirée. Même lui ne sait plus si son désir lui enjoignait d’obtenir cette femme ou l’ombre de son jardin. Et voici, suscitée par la peur de David, l’ombre du prophète Nathan ( Gide a ici une phrase stupéfiante : « Mais, Joab, à présent je le demande à Dieu : ‘ Que fera l’homme si derrière chacun de ses désirs se cache Dieu ? ’ »)[5]
Le prophète Nathan dit tout ce que dit la conscience de David. Mais tandis que le livre de Samuel pousse Nathan à semoncer le roi, chez Gide le prophète Nathan est tout juste l’ombre de Nathan, tout juste le remords de David. Et Nathan raconte au roi David la parabole du pauvre qui ne possédait qu’une « petite brebis ». Nathan parle : « Qu’a-t-il dit ! Je voudrais effacer en moi ses paroles. Il a parlé d’un pauvre qui ne possédait rien qu’une brebis. Une brebis, te dis-je, qu’il avait achetée et nourrie, qu’il avait vue grandir, qui dormait sur son sein, qu’il aimait.
-Assez, Nathan ! Je sais ; c’est Bethsabé qu’elle s’appelle. Tais-toi !
Mais lui, comme sans m’écouter continuait :
- Près du pauvre homme habitait un homme très riche, qui possédait des biens et tel bétail qu’on ne le pouvait point compter. Un voyageur errant vint chez le riche…
-Assez, Nathan ! Assez ! Je reconnais en lui mon désir…! »
C’est à peu près ici que s’achève le poème de Gide, qui n’est pas la vérité. En vérité, David possède Bethsabé, et après que Nathan ait tué au nom de Dieu le premier fils qu’elle lui avait enfanté, il autorise l’existence du second à qui il accorde un sort plus heureux. Ce deuxième enfant fut le roi Salomon. Mais si telle est la vérité historique relatée par la Bible– la vérité biblique relatée par Gide est bien différente. Et le poème de Gide est plus proche du sens biblique que le texte de la Bible lui-même. Si le poème de Gide avait été composé cinq siècles avant la naissance du Christ, quand des hommes inspirés par le ciel révélaient la Bible écrite – il est probable que le texte de Gide aurait prévalu, que je l’aurais retrouvé chaque fois que j’ouvre le Second Livre de Samuel sur l’histoire de Bethsabé. [6]
Rampa , N0 972, 24 janvier 1921, p.3
Traduit du roumain par Hélène Lenz
Bethsabé,poème dramatique d’André Gide, fut publié en volume en 1912, avec cinq autres textes,[7] aux éditions L’Occident. Gide considérait ces textes comme des traités : une variation lyrique par l’intermédiaire de laquelle un problème moral se transforme en mythe. Il destinait Bethsabé au théâtre, et avait composé le rôle de David pour l’acteur de Max. Ainsi que le souligne Jean Claude, la thématique est similaire à celle de La Tentative amoureuse, sous-titré : Traité du vain désir (1893). Gide s’y interroge sur la vanité de la possession, charnelle ou autre, sur les remords et la désillusion qu’elle peut provoquer.[8]
Dans Images et livres de France, Fondane consacre deux chapitres à Gide. Dans celui qui est intitulé « André Gide », il mentionne Bethsabé et Le Retour de l’Enfant Prodigue comme ses plus beaux poèmes. Il cite Bethsabé à propos du bonheur, la grande préoccupation des héros de Gide : « Le roi Candaule l’offre pour l’obtenir, et le roi David, dans Bethsabé, le dérobe. »[9] Fondane reviendra sur le thème du bonheur dans « La ligne générale de Gide »[10]
L’article sur Bethsabé dans Rampa portait le nom de la rubrique : Dans la librairie de France, à l’instar d’autres articles des années 1920-21, dont certains furent repris dans Images et livres de France. Toutefois, Fondane avait lu Gide quelques années auparavant, et sans doute connaissait-il son théâtre au moment où il écrivit Le Reniement de Pierre, dont l’avant-propos a pour exergue une phrase de Gide. Sa propre réécriture de l’Evangile fut probablement inspirée par celle de Gide. Retenons ce bel éloge : « Le poème de Gide est plus proche du sens biblique que le texte de la Bible lui-même ». Ou encore : « Dans Bethsabé on retrouve toute la Bible. »
[1] Cette phrase ne figure pas dans le texte de Gide.
[2] Les deux dernières phrases sont légèrement modifiées.
[3] A partir d’ici, la graphie du nom varie, tantôt Beth-Sabé, Bat-Seba, ou encore Bat-Saba.
[4] Cette dernière phrase est absente du texte de Gide.
[5] L’on retrouvera une interrogation similaire à la fin du Festin de Balthazar : « Que fera l’homme si Dieu …si Dieu …ne répond plus? »
[6] Nous avons rétabli les citations de Gide d’après l’édition suivante : Le Retour de l’enfant prodigue, précédé de cinq autres traités, Gallimard, 1948. Notons que Fondane n’a pas respecté la répartition du texte en versets.
[7] Le retour de l’enfant prodigue, Le traité du Narcisse, La tentative amoureuse, El hadj, Philoctète.
[8] Voir à ce sujet : Jean Claude, « Bethsabé, un autre traité du vain désir », Lectures d’André Gide. Hommage à Claude Martin, Presses Universitaires de Lyon, 1994.
[9] Images et livres de France, Paris-Méditerranée, 2002, p,181. Traduction d’Odile Serre.